samedi 30 avril 2016

Pause lecture : Le saumon Bleu

Chers lecteurs francophones,
Voici une jolie nouvelle de Paolo Moretti, élève de B2, inspiré par l'atelier sur Marguerite Duras.
Bonne lecture à tous!

Dans cette rue étroite du centre ville souffle un vent mauvais. Il fait un froid de canard.  Le ciel, aperçu entre les toits, est gris et  humide comme une serpillière trempée. Des bruits arrivent étouffés, un clacson énervé, le tramway qui se traîne inlassablement, ver métallique, peu loin d’ici. Il n’y a personne dans les parages. Pas loin, une voiture passe vite. J’aurai dû rester chez moi. C’est vraiment un triste après-midi de printemps. Devant moi il y a une petite vitrine, où  chemises colorés, pulls, bourses, sont rangés avec grâce. Je soulève les yeux. Une enseigne de bois clair est pendue au dessus: “Le Saumon Bleu”. Il y a l’image peinte d’un saumon bleu qui sourit d’une manière un peu stupide. J’ai la chair de poule. Quand j’avais vu pour la première fois l’enseigne, je lui avais demandé: Élise, pourquoi tu as choisi ce drôle de nom pour ta boutique? Car c’est drôle, c’est facile à rappeler,  elle m’avait répondu. Élise... toujours une longueur d’avance sur moi. Nous, nous connaissons depuis longtemps. Au lycée je séchais les cours et j’étais très bagarreur. Elle signait mon cahier à la place de mes parents et soignait mes blessures. Elle connaissait tout sur moi, mes joies, mes douleurs, mes amours impossibles. Et moi aussi savait tout sur elle. Nous étions amis, juste comme deux enfants. Il me semblait naturel à cette époque là. Mais il y a longtemps qu’on s’est pas vus. C’est la vie, je me dis pour me donner une raison, les choses se passent, le temps s’écoule. Mais à un certain moment on se retrouve à réfléchir, à se poser des questions. Qu’est ce que j’ai fait, qu’est ce que je veux vraiment. Le bilan, on pourrait dire. Pendant la nuit  je me suis réveillé plusieurs fois. Chaque fois je suis resté immobile longuement, comme pour écouter une voix lontaine. Chaque fois j’ai senti mon coeur qui battait vite, très vite. Le vent souffle, inquiète. Odeur de pluie. Si je reste dehors et je continue à penser rien ne se passera jamais. Ne pense pas. Ne pense à rien. J’entre dans la petite boutique. Une cloche mécanique, au dessus de moi, tinte joyeusement. La pièce est pleine de trucs de femme. Elle n’est pas là. Après un instant, elle sort derrière un store au delà du comptoir, avec des boites dans les bras. Elle pose lentement les boites sur le comptoir, en me fixant attentivement. On se regarde pendant quelques instants. Alain... Sa voix est neutre, perplexe peut-être. Élise... Salut. Cheveux châtains, traits délicats, yeux foncés, pâle, Elle est toujours la même. Sa chemise blanche et son gilet noir lui donnent un air sévère, elle semble un professeur. J’essaye de lire son visage mais je ne suis pas capable de comprendre ce qu’elle éprouve, ce qu’elle pense. On n’a pas le temps pour ça. Je vais vers le comptoir et en le dépassant je m’approche d’elle. Elle semble surprise et n’arrête pas de me regarder.  Mais quand j’arrive près d’elle, elle baisse son regard et me semble très, très pâle ... Je ne sens pas mon coeur. C’est drôle ça. Elle sent bon.  Ma bouche frôle ses cheveux, puis je l’embrasse délicatement  sur la joue et je laisse glisser peu à peu mes lèvres jusqu'au coin de sa bouche. Elle tourne un peu le visage. Je cherche encore sa bouche mais elle penche la tête vers le bas, sans rien dire. Qu’est – ce qu’elle ressent? Et moi, qu’est - ce que je dois faire ? Un instant de vide. La panique s’empare de moi. Quelque chose de terrible est arrivé et j’en  suis responsable. C’est insupportable tout ça. Je tourne sur moi-même et, en quelques instants, je sors. La petite cloche éclate de rire. Un vent glacé m’accueille et je m’éloigne de la boutique en marchant très vite. Mais au premier coin de la rue je m’arrête brusquement. Calme – toi, calme – toi imbécile... Qu’est - ce que tu as fait? Tu viens juste d’essayer d’embrasser ta seule amie, la seule femme qui t’ait jamais aimé... L’angoisse, comme un étau, serre mon estomac. Je me sens mauvais, un mauvais garçon. Je me sens comme si j’avais cassé sa vitrine avec une pierre.Tu ne peux pas t’en aller comme ça. Tu dois retourner là – bas et lui dire quelque chose. Tu dois t’excuser d’une certaine manière, putain d’imbécile. Comment as-tu pu faire cette bêtise? Je suis surpris, comme si quelqu’un d’autre avait fait cela. Je remonte lentement la rue. Devant la boutique mon coeur bat à tout rompre. J’ouvre la porte avec hésitation, en m’arrêtant sur le pas. Je me rends compte de  trembler un peu. La perfide cloche se moque de moi. Elle est encore là, derrière le comptoir recouvert de boites et d’écharpes et me contemple. Bon courage, imbécile, dis - lui quelque chose... n’importe quoi. Élise... Élise, je me sens mauvais, comme si j’avais cassé ta vitrine avec une pierre... c’est ça Élise, j’ai fait une chose si terrible? Quelques secondes de silence, une pause qui me semble plus longue qu’une vie. Puis, avec un ton tranquille... Pourquoi tu dis ça? Oh non... ne me répond pas avec une autre question, je pense. Qu’est – ce qu’elle veut dire? Je suis désorienté. Je dois essayer encore... je dois m’excuser. Élise, je ne voulais pas... je peux faire quelque chose...  Ma voix s’évanouit. J’attends le jugement. Le temps s'est figé. Je suis foutu. « Stupide ». Je ne comprends rien.  Heu... tu as raison... je lui réponds. Je sors de là. Putain de cloche. Je m’arrête sur le trottoir, épuisé. J’ai fait de mon mieux. Je me rends. Stupide, elle m’a dit. Je n’ai pas été capable de lui expliquer tout ce que j’avais dans mon coeur quand j’ai cherchè de l’embrasser. Je n’ai pas eu la force de lui montrer mon âme écorchée. J’aurai voulu le faire. C’est la seule chose vraiment importante qui vaut la peine d’être faite. Je regarde à nouveau l’enseigne de sa boutique. Putain de Saumon Bleu. A l’époque Élise m’avait racontè l’histoire du Saumon... sa vie, ses oeuvres. Ce drôle de poisson...  après quelques années passées dans la mer, à un certain moment de leur vie les mâles et les femelles  éprouvent le besoin irresistible de retourner dans les endroits où ils sont nés et de s’accoupler. C’est comme ça que, pour parvenir à leur but, ils  parcourent des milliers de kilomètres dans l’océan et ensuite dans les fleuves à contre – courant, en risquant leur vie à chaque instant... et en fait beaucoup d’entre eux meurent pendant le voyage. Quand ils arrivent sur place, juste après l’union, les femelles retournent dans l’ocèan mais presque tous les mâles meurent d’épuisement. Le pauvre saumon mâle. Toute cette fatigue... j’espère pour lui que ça en vaut la peine. La saumon mâle semble être bien convaincu que ça en vaut la peine. La perspective de passer toute la vie dans l’océan sans pouvoir s’accoupler avec une femelle c’est plutôt triste, sinon angoissant. Mais peut être que l’idée, à savoir le rêve qu’il possède sur l’accouplement ne correspond pas du tout à ce qui se passe en fait entre lui et la femelle. Qui peut le savoir? Il le sait. Mais il ne peut pas raconter son expérience à personne, pour des raisons évidentes... avant tout il est un saumon et, pire encore, après la rencontre il meurt. Il emporte son secret dans la tombe. C’est dommage ça. Ces réflexions me calment un peu. Je dois chercher à placer mon problème personnel dans le grand cadre général de l’univers. C’est ça que je dois faire pour retrouver un sens dans ce qui se passe, une espèce de consolation. C’est dur pour tout le monde. J’ai la tête pleine de pensées. Je me sens philosophe. Mais je ne me sens pas heureux. Le saumon mâle ... en tout cas il se peut qu’il ait sa philosophie et en même temps ses passions, ses ravissements sentimentals et charnels. Tout bien considéré, quelle est la différence entre son but existentiel et ce que je suis en train d’essayer d’atteindre avec Élise? Il n’y a aucune différence. Est – ce que je suis plus amoureux d’elle que lui de sa femelle? C’est plutôt le contraire... je me suis rendu à la première tentative, le poisson courageux ne sait pas ce que signifie se rendre. Le vent est un peu tombè mais le ciel est sombre, maintenant. Des gouttes lourdes tombent sur le sol. Je suis encore face à sa boutique. Je regarde l’enseigne encore une fois. Ce sacré poisson rit. Il a bien raison. Je pose ma main sur la poignée de la porte. Je ne peux pas être inférieur à un saumon.

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